Chronique 3 – 3/02/2024

Les unes

On commence donc par Lucie Servin, en une de Culture et Savoirs, le cahier livre de l’Huma qui remet quelques pendules à l’heure en ce qui concerne le secteur de la BD et son identité complexe : « Concentrant les enjeux d’un milieu culturel en tension, tiraillé entre le poids commercial d’un secteur dynamique, l’aggravation de la situation socio-économique des auteurs et les ambitions artistiques d’un événement ouvert aux débats de la société contemporaine ». Pour elle néanmoins, le choix de la nouvelle présidente (Marguerite Demoëte) est un argument positif quant à l’avenir. Pour le reste on retrouve des noms qui étaient présents dès la semaine dernière dans le MDL, comme Brecht Evens (féérie) ou Ken Krimstein (documentaire).

Une en BD également pour La Croix, mais BD chrétienne ! Or nous prévient Gauthier Vaillant, « le prix de la BD chrétienne n’est ni prosélyte, ni catéchique ». Si des religieuses sont présentes dans les cases, ce n’est pas dans une option de conversion ; Séraphine, ainsi, n’est pas l’histoire d’une vocation mais la description de la « reconversion d’une héroïne de la commune » – Idem pour Padre Sicario qui raconte les aventures d’un tueur des cartels devenu pasteur évangélique. Fini la BD édifiante nous assure-t-on, ce qui prime aujourd’hui c’est d’abord un travail artistique de la part des auteurs. Bon cahier spécial de trois pages. Les auteurs ne sont pas polarisés sur l’aspect catho de leur livre, ils sont néanmoins ravis de recevoir un prix. « En somme, conclut le critique qui fait partie du jury, les lauréats de l’année ont fait de la BD chrétienne comme M. Jourdain fait de la prose. » Espérons pour eux qu’ils soient moins naïfs que Jourdain.

Irene, l’héroïne du dernier roman de Manuel Vilas n’est, pour sa part, pas très catholique, elle cherche à échapper à la mort de son mari en faisant l’amour avec des hommes, mais aussi des femmes de passage, qu’elle rencontre dans les grands hôtels de la côte méditerranéenne. C’est elle qui endosse le rôle d’Orphée nous dit Juliette Einhorn, et son Eurydice s’appelle Marce même si, au bout d’un moment se pose la question de son existence : « n’est-ce pas plutôt celle d’une réalité qu’en « junkie de la passion » elle croit avoir vécue, mais que peut-être elle invente ». On retrouve là le goût de l’auteur pour les histoires diaphanes et parfois difficile à saisir avec précision qu’il avait développées dans le roman qu’il avait consacré à sa mère.

Brandon Taylor est un écrivain déconcertant : ancien chercheur, noir, et homosexuel, il ne recule jamais devant la justification de son œuvre. Question de Thomas Stélandre – « Seamus pratique la première fellation du roman mais il y a bien cinq ou six scènes équivalentes. Pourquoi autant ? Réponse- « C’est un bon creuset dramatique pour explorer ce que signifie se rendre vulnérable, parfois face à un parfait inconnu qui pourrait en définitive faire quelque chose d’horrible. » L’auteur des Derniers Américains n’est pas toujours là où on l’attend : il choisit des prénoms européens pour ses héros parce qu’il ne veut pas s’enfermer dans le déterminisme racial américain. Il a lu la totalité du cycle des Rougon-Macquart même s’il vient du sud pauvre et analphabète : « Parmi les pauvres, mes parents et moi étions exceptionnellement pauvres. » Vivre de sa littérature représente vraiment quelque chose pour lui.

Sous le titre « Les nouveaux talents de la rentrée », le dossier du Figaro Littéraire s’intéresse aux premiers romans publiés en janvier. Beaucoup d’histoires de famille, Bretonne avec Sophie Berger, Flamande et protestante avec Emma Doude van Trosstwijk, Kabyle chez Lolita Sene et Nathalie Hadjer ; famille dysfonctionnelle chez Paméla de Boismorel dont le héros s’invente un cancer, et « l’indéfinissable et étrange L., nous dit Thierry Clermont, qui pourrait être la petite nièce d’Antoine Roquentin de La Nausée ou d’un personnage d’Emmanuel Bove, ou bien encore une femme surprise par la caméra d’Agnès Varda ou de Chantal Ackerman. » Autrement dit, l’héroïne d’Une femme entre dans le champ d’Emmanuelle Tornero. Restent les deux auteurs masculins, un peu en dehors de ce champ, l’un tourmenté par les fantômes de la vie (Cyrille Falisse) et l’autre, à contresens sur l’autoroute de la modernité avec un roman intitulé « God bless America », sorte de road récit dans l’Amérique de Trump (François Ide)

Dans le pêle-mêle

Un auteur qui fait l’unanimité, au moins pour ce qui concerne la curiosité autour de son œuvre, c’est Hervé Le Corre et sa dystopie à venir. Sur trois générations de femmes, il décrit l’effondrement de notre monde lié à la disparition de l’électricité. L’idée est quand même qu’il existe quelque part une résistance au mal, nous disent les critiques des principaux cahiers. C’est peut-être plus compliqué pour Régis Jauffret et son livre annoncé comme une bombe mais qui n’explose pas beaucoup pour l’instant. L’histoire du livre publiée par le MDL dans la rubrique du même nom permet peut-être de comprendre pourquoi. Ce roman consacré à la gestation d’Hitler, et donc de la Shoah, est d’abord paru en Italie, puis réécrit, pour sa sortie en France, une démarche sans doute un peu complexe.

Cette semaine on pouvait découvrir Bastien François en dernière page du monde ; qui ? Bastien François, avant tout écologiste et politique mais qui a consacré un livre à Estelle Moufflargue ; qui ? Une cousine de Dora Bruder, déportée en 1943 dont il retrace l’existence dans une enquête au cordeau. On croise Brandon Taylor donc en une du LibéS qui n’y va pas par quatre chemins pour évoquer ses héros. Un traducteur est en vedette de la dernière page du Figlitt : il s’est colleté avec Chandler, Brautigan, Pynchon, Patti Smith et publie un roman pensé pendant 20 ans La chanteuse aux trois maris il s’appelle Nicolas Richard et gagne à être connu.

C’est tout pour aujourd’hui, à la semaine prochaine !

Index des articles parus dans la presse de cette semaine (cliquer pour télécharger)