Chronique 82 – 2 mars 2023

LES UNES

 L’édition a sans doute pris conscience qu’elle s’appuyait sur un nombre trop restreint d’écrivains et un nombre trop restreint de personnes travaillant dans ce secteur. » En s’ouvrant à Bernardine Evaristo, l’édition a élargi son champ d’un seul coup, en grand. Si elle reconnait ne pas avoir rencontré le succès avant 60 ans, et parce qu’elle est passé au roman, Bernardine Evaristo confie à Thomas Stélandre qu’elle a gagné en assurance. Au point de vouloir raconter sa vie sous un angle personnel, différent de celui qu’elle réservait aux interviews au moment du Booker Prize. Cela donne Manifesto « je n’ai jamais été propriétaire de mon logement, et, de fait, j’étais à la merci des propriétaires. J’en parle dans ce livre parce que je voulais montrer comment cette instabilité m’a aussi per mis de développer ma créativité. » Elle s’autorise un second roman Des racines blondes qui raconte purement et simplement un renversement de l’esclavage : à travers le personnage de Doris, jeune femme anglaise, « arrachée à sa famille et à sa petite vie à la campagne pour devenir esclave au Royaume-Uni d’Ambossa – un Royaume-Uni africanisé. Elle est ensuite conduite dans les îles du Japon occidental. » Elle connaît dès lors le sort d’une héroïne à la fois victime et se rebelle, une esclave blonde dans les Afro-colonies.

Pour le Monde des livres et en page Rencontre du Figlitt, Cormac Mac Carthy est l’auteur de la semaine. A 89 ans et après le succès mondial de son roman le plus apocalyptique lancé à un million d’exemplaires par Oprah Winfrey. Il publie deux nouveaux romans, le premier avec son héros, Bobby Western : « le langage virtuose de Cormac Mc Carthy crée, par un vaste réseau d’échos, un univers parallèle de lecture, une sorte de matière noire du roman. » nous dit Marie Darrieussecq dans son analyse de l’œuvre. Les péripéties semblent nombreuses et difficiles à maîtriser. Le fait que les héros naviguent au milieu de découvertes et de la science quantique n’y est pas pour rien. Bruno Corty insiste pour sa part dans Le Figlitt sur le deuxième volume : « Pour la première fois dans l’œuvre de Mc Carthy, un personnage féminin est autre chose qu’une silhouette. » Reste un goût typique de CMcC un héros qui a perdu le seul grand amour de sa vie, sa sœur, qui s’est pendue tandis qu’il était dans le coma.

Dans le pêle-mêle

Mattia Filice devient la nouvelle coqueluche de ceux qui s’intéressent à la vraie vie. Après Ponthus et l’abattoir, voici le roman en vers du chemineau. Une différence, mais de taille, le premier donne à voir l’inhumanité du travail alors que le second en souligne la poésie dans sa vie. Stéphane Lançon rapproche les deux auteurs avant de s’arrêter sur Perros « Toutes les réactions des hommes relèvent de la poésie. Ça ne trompe pas. La poésie c’est l’indifférence à tout ce qui manque de réalité. »

Vassili Grossman continue, lui aussi d’animer la vie littéraire et les témoignages que celle-ci offre sur le totalitarisme. L’ensemble des publications qui paraissent chez Calmann-Levy dressent un portrait subtil de cet écrivain qui adopta les enfants d’un de ses amis exécutés pour éviter qu’ils n’aillent à l’orphelinat. En dehors de ces aspects anecdotiques, le travail d’archive des éditeurs est essentiel pour comprendre ce que fut Grossman, à la fois engagé dans le processus révolutionnaire et révélateur de ses limites avec Vie et destin.

Portraits/Entretiens

Bernardine Evaristo était dans le LibélS et revenait, pour Thomas Stélandre, sur sa carrière contrastée (voir en une). Jean-Benoît Puech est dans le même numéro pour son œuvre multiforme à la croisée entre critique analytique et récits romanesques. Les inventions sont complexes, labyrinthiques. Le philosophe Achille Mbembé donne pour sa part une interview au MDL pour préciser en quoi consiste le fait de « proposer de repenser l’être comme ouverture à tous et tout. » Yiyun Li se rencontrera à la dernière page du même supplément : écrivaine chinoise d’origine elle vit et travaille aux USA : « Pourtant aux yeux de Yiyun Li, quelque chose manque. Et ce quelque chose une fois de plus est lié à la langue. Autrefois, en Chine, les mots la piégeaient, la trahissaient. Désormais, en Amérique, ils la fuient, se dérobent. Ou peut-être échappent-ils parce qu’ils n’existent pas » nous dit Florence Noiville dans ce portrait. Bonne question que l’on pourrait appliquer à la psychanalyse ; Lacan ne fournira sans doute pas la réponse, Jacques-Alain Miller s’en charge pour déplorer l’évolution des mots : il remet en question la parole trans, « c’est la fameuse « autodétermination de genre » sur laquelle, dans les pays occidentaux, s’alignent progressivement sur les pouvoirs publics. Sera-t-elle durable ? Les paris sont ouverts. Toujours est-il que c’est l’exact opposé de la psychanalyse, dont l’acte repose sur l’interprétation, c’est-à-dire que le sujet est opaque à lui-même. »

Une semaine discrète mais qui nous parle profondément de littérature.

Index des articles parus dans la presse de cette semaine (cliquer pour télécharger)